Salad, Bambi and Singer (Chris)

Une longue journée en perspective.
A croire qu’elles l’étaient toutes. Mal de crâne carabiné, exams de la mâtinée foirés. Peut-être avait-elle sa part de responsabilité dans l’histoire. Parfois elle savait faire preuve de bonne foi, si si. Bref, faire le mur en semaine n’était très certainement pas la plus brillante des idées. Mais au moins elle avait des idées, ce qu’elle estimait être un signe de vie non négligeable, et plutôt rassurant pour quiconque se targuant de se soucier de sa santé ou de son était d’esprit.
Tout ça pour dire qu’elle avait clairement le cerveau embrumé, qu’elle était d’une humeur de chien, et que même la perspective d’avoir l’après-midi libre ne la réjouissait pas plus que ça. Surtout étant donné qu’elle s’était elle-même libérée de toute obligation pour le restant de la journée : elle faisait en théorie partie du groupe de soutien instauré par cet emmerdeur de Miller. Eh bien s’il voulait la voir il devrait venir la chercher par la peau du cul, point barre.

D’ordinaire elle ne se pointait jamais dans sa piaule en journée. Elle allait traîner dans les jardins ou près du lac, seule ou en compagnie de Labrador-man et de ses toutous. Eux au moins n’étaient pas chiants, et les rares fois où Chris les évitait étaient lorsqu’Abi l’ouvrait un peu trop. Même si elle était plutôt sympathique, pour une pouffiasse, elle n’en restait pas moins une foutue nana, avec toute la panoplie d’humeurs et de comportements standards. Donc, pour Christina, forcément insupportable au-delà d’une heure de compagnie.
Mais ce midi l’adolescente avait décidé d’aller se recoucher. Elle manquait de sommeil. Et si elle savait bien une chose, c’est qu’en accumulant ainsi les heures de repos en retard, elle allait finir par se transformer en un ersatz de zombie cannibale, et qu’elle finirait immanquablement par agresser quelqu’un. Ce dont elle n’avait pas envie : amocher le premier venu allait la foutre dans la merde, et elle ne se sentait pas en état de provoquer Rusty, même pour le fun. Elle tenait à garder ses dents au moins une semaine de plus : paraissait qu’ils allaient servir des super plats à la cafét’, et elle avait bien l’intention d’y goûter.

Lorsqu’elle poussa la porte de la chambre, l’adolescente le regretta aussitôt. Quelqu’un chantait à tue-tête, avec une voix qui vous perçait les tympans de façon plutôt désagréable. Sa coloc’. Sidney…quelque chose. Elle ne se rappelait plus vraiment le nom que le dirlo lui avait balancé lors de leur « entretien » dans son bureau. Aucune utilité puisqu’elle comptait l’éviter soigneusement, ce qu’elle avait parfaitement réussi à faire jusqu’à présent. Mais voilà, elle avait prit confiance et avait commis un faux pas.

*Bordel…*

Plus un soupir intérieur qu’une exclamation : elle était trop fatiguée pour ça.
D’un geste lourd elle referma la porte et lança un regard peu amène à la chose avec laquelle elle était sensée partager cette putain de chambre. Cheveux blonds plutôt courts, des yeux verts limite dérangeants… Mais pas le profil de la salope, genre Miss popularité ou clone de Blondie. C’était déjà ça.
Chris réalisa à cet instant que c’était la première fois qu’elle voyait sa camarade en chair et en os. Mais pas le temps de méditer là-dessus : ça lui causait.

«She wants salad, hun?»

Elle jeta un œil morne aux feuilles de salade puis à la poêle où était en train de cuire un truc à l’apparence douteuse et à l’odeur caractéristique. Du tofu. Y’avait bien que ces tarés de végétariens pour avaler un truc pareil…

*Oh, putain !*

L’adolescente s’en serait presque frappé le front sur le coup, mais - par manque d’énergie et pour cause de témoin oculaire - elle retint son geste. Voilà qui expliquait tous ces produits bios à la con dans le placard. Elle avait affaire à une espèce d’altermondialiste. Commerce équitable, sauver la planète, blablabla. Là, pour sûr, elles n’allaient pas avoir beaucoup de passions communes. Pas que ça gène Christina, qui n’avait pas vraiment prévu cet état de fait de toute manière.
Parce qu’elle avait tout de même reçu une certaine éducation, la jeune fille ravala ses commentaires et se contenta de répondre à la question, avec sa pointe d'ironie habituelle.

« No, thanks. She’s not a rabbit… »

Elle se dirigea vers son coin, jeta son sac à terre non loin de son lit, et se vautra sur sa couette dans un mouvement digne de la grâce et de la légèreté d’une baleine bleue en plein saut. Seul un grognement inintelligible sortit de sa gorge.
Après une ou deux minutes le nez collé au matelas, elle roula sur le dos et entreprit d’enlever ses pompes, son bracelet et son foulard. Le tout atterrit près du sac. Le camouflage c’était pour les sorties à l’extérieur. Elle allait pas en plus devoir prendre des gants dans sa piaule.
Merde à la fin !

"Et notre grande gagnante de la journée n’est autre que Christina Woodworth !
Ce premier prix exceptionnel d’une valeur de…consiste en une magnifique colocataire toutes options !!! Alors Mademoiselle Woodworth, heureuse ?"

*Putain de bordel de merde de chier de…*

La censure aurait voulu qu’elle s’arrête avant. Mais elle se donnait une certaine liberté de vocabulaire lorsqu’elle était en « fonctionnement interne » - voire même en externe la plupart du temps…
Il faut dire que dans le genre chieuse en règle tendance « je-m’incruste-sans-invitation-merci », Chris avait tiré le gros lot. Pas besoin de tergiverser là-dessus.
Non seulement sa réponse avait suscité bien plus de réaction qu’elle ne l’espérait, mais en plus Sidney l’avait suivie sans vergogne, son bol plein de verdure infâme à la main. Et comme si ce n’était pas assez – parce que pour elle la barre était déjà franchie – la blondinette vint lui mâcher sa nourriture pour rongeur à quelques centimètres du visage. C’était dans des situations de ce genre que l’adolescente savait faire preuve d’un calme à toute épreuve, malgré le cataclysme qui commençait à ébranler son humeur déjà en rade.

«Elle aurait pu jouer dans Donnie Darko»

Bon. Au moins elle avait une culture cinématographique potable. Même si Christina se considérait loin du personnage en question par bien des points.
Sid avait enclenché la seconde, se présentant dans un franglais plutôt aléatoire, avec un accent impossible à ignorer, mais surtout, surtout, en lui attrapant la main. Geste oh combien naturel de la part d’une personne sensée, mais qui électrisa désagréablement la jeune fille. De quel droit cette nana qu’elle ne connaissait pratiquement pas la touchait ?!
Elle retira sa main dans un mouvement brusque et sec, sans chercher à cacher sa désapprobation, et prit sur elle pour ne pas l’envoyer chier de la façon la plus acerbe qui soit. Après tout elles allaient devoir cohabiter, et elle ne voulait pas d’un incident du genre de celui de la salle de détente, et surtout pas avec sa coloc’.

*Mais elle a personne d’autre à aller emmerder ou quoi ?!*

La réponse était certainement non. De toute manière, tout élève normal aurait tenté de faire connaissance comme s’y appliquait Sidney. Il n’y avait bien que Chris pour trouver ça chiant et désagréable.

«Je m’appelle Sid. You it’s…Chris, I think ?
…Sauf si bien sûr tu préfères que je t’appelle Miss Woodworth ! On sait jamais avec les espèces de blaireau qu’on trouve ici.»

*Faiuneffortfaisuneffortfaisuneffort…*

Retenant un soupir, elle se décida enfin à interagir. Peut-être était-ce la meilleure façon d’écourter l’expérience après tout…

« Oui je sais comment tu t’appelles. Et oui, appelle-moi Chris c’est très bien… »

…ou pas. Oui, des « blaireaux » il y en avait une plâtrée dans cette école. Comme partout ailleurs de toute manière. Mais la créature qui se trouvait devant elle l’inquiétait bien plus. Surtout lorsqu’elle lança une main pour lui attraper une mèche de cheveux et commença à commenter le tout en y mettant des bouts de son expérience perso…

*Ok, super… Trop dure ta vie…*

Un nouveau soupir. De toute façon elle était coincée là, non ? Elle n’allait pas la planter et chercher à trouver refuge ailleurs. Faire un effort. Ça paierait plus tard.

*Mais oui, bien sûr…*

« Je vois pas bien l’intérêt de les décolorer. Rouge ou blond platine, c’est tout aussi voyant… »

Le « on » devait référer soit à l’autorité parentale de Sid, soit à celle de l’établissement. Mais elle voyait mal O’Connell agir de la sorte, sinon il lui aurait sommé de changer sa coupe pour un truc plus réglementaire.
Christina récupéra sa mèche et remit une distance qu’elle jugeait acceptable entre elle et le rongeur de sexe féminin qui lui servait de colocataire et qui avait décidé de nicher sur son lit.

« C’est tes parents qui n’ont pas voulu que tu gardes ta coupe ? Ils ont eu peur qu’on t’accepte pas dans le privé avec une dégaine d’outsider ? »

Légitime. Mais si c’était le cas ça la faisait bien marrer : quand on paye les gens acceptent tout. Alors pourquoi se priver ? Si elle était là c’était que ses parents avaient du fric, non ? D’ailleurs elle semblait critiquer la population de « blaireaux » de l’école parce qu’ils étaient nés avec une cuillère en or dans le cul, mais au fond elles aussi entraient dans le lot, non ? Même si c’était franchement vexant à admettre. Mais l’idée fit ricaner Chris.

La réponse à la question qu’elle avait posée plus par politesse que par réel intérêt l’amusa plutôt en fin de compte. Alors comme ça Sidney faisait dans le genre rebelle écolo…
Chris se sentit presque un élan de sympathie pour cette fille qui avait pourtant décidé de l’agacer dès qu’elle était entrée dans la chambre. Pas trop féminine, pas maniérée. Elle ne l’avait pas regardée bizarrement, n’avait pas fait de commentaire à la con… Si elle n’avait pas été aussi bavarde et intrusive, on aurait même pu en oublier son genre.
Oui, elle aurait pu tomber sur pire. Ça l’aida à se dérider imperceptiblement, en gardant toutefois une distance de sécurité.

« Pas très cool tes parents… »

Non pas que les siens fussent meilleurs. Sa mère était une salope et, même si elle aimait son père, elle ne pouvait pas nier qu’il était un looser de première.
Sid lui expliquait sa conception à elle de l’économie, et surtout son application à se faire son propre argent. Ouais, ben chacun ses droits hein. Elle n’allait pas se priver de vider de sa thune son connard de beau-père. Après tout il payait bien pour se taper la génitrice de Chris – c’était tout comme – alors il devait aussi raquer pour entretenir la progéniture. C’était sa manière à elle de lui faire payer son mariage, même si le pauvre type s’était fait berner comme un bleu par une harpie machiavélique. Tant pis pour sa pomme.

*Ben t’as qu’à pas bouffer bio si ça te coûte un bras…*

Jamais elle ne comprendrait ces gens qui choisissaient de casquer un max pour la survie de la planète mais qui ensuite se plaignaient de gratter les fonds de tiroir. M’enfin.

« On fonctionne à l’inverse alors. Parce que moi, mon argent de poche je veille bien à le dépenser, crois-moi… »

Et si possible en clopes, sorties, alcool, et autres trucs du genre totalement inutiles mais qui lui permettaient de claquer énormément, pour le fun.
Miss Greenpeace lui repassa soudain son bol de verdure sous le nez pour lui en reproposer. Gentil dans un sens.

*Mais j’en veux pas de ta bouffe de lapin putain…*

« Non merci, vraiment… »

Puis l’éternelle question - celle que les rares personnes lui ayant adressé la parole depuis son arrivée lui posaient systématiquement – tomba. Jetant l’éponge de la résistance passive, Chris se redressa pour s’asseoir en tailleur sur son lit, jetant un regard blasé à son interlocutrice.

« On va dire que c’est un placement en urgence. Je me suis fait virer de mon ancien bahut, il fallait que j’en trouve un qui accepte de me prendre pour pas rater les exams de fin d’année, et beau-papa a allongé le chèque. J’ai quand même eu mon mot à dire sur le choix de l’école, mais vu ce qu’on me proposait ça a été vite vu… »

Entre le lycée catholique pour jeunes filles, l’école de « remise dans le droit chemin » avec ses allures de pénitencier, et le Dahlia Noir, elle n’avait pas eu à réfléchir trop longtemps. Etrange, hein ?
Elle se passa nonchalamment une main dans les cheveux pour se gratter le crâne et bailla sans vraiment y faire attention. Faut dire qu’elle était sur les rotules. Ah ça, on l’y reprendrait pas à se mettre la tête à l’envers la veille de contrôles…tout du moins pas avant la semaine prochaine.
Rouvrant les yeux elle détailla plus attentivement Sid, qui mâchouillait toujours ses feuilles de salade. Drôle de nana tout de même. Bon, c’était l’hôpital se foutant de la charité, mais elle était vraiment décalée. Et c’était peut-être pas plus mal.

« Ça aurait pu être pire… »

Si l’on pouvait croire que cette remarque portait sur le choix de l’école, elle était en fait en rapport direct avec sa colocataire. Christina avait même du mal à croire qu'elle était en train d'avoir une conversation banale avec la fille qui partageait sa chambre... Comme quoi tout arrive un jour.

Une défenseuse des causes perdues.
Une Jeanne d’Arc des temps moderne, le côté chtarbé en moins. Encore que, ne pas entendre de voix n’était pas plus un signe d’équilibre mental à lui seul. Et peut-être même qu’elle en entendait…
Bref, au moins Sid semblait aller au bout de ses convictions, et c’était plus qu’honorable. Sans le savoir elle venait de monter dans l’estime de Chris. Pas parce qu’elles avaient les mêmes idées sur la vie, loin de là, mais tout simplement parce que cette petite blondinette franchement garçon manqué ne s’en laissait pas compter. Et en plus elle avait l’air de parfaitement l’assumer. Ça changeait des connasses en pagaille.

Christina se contenta de l’écouter en hochant la tête, une ombre de sourire aux lèvres. Ombre qui disparut lorsqu’elle lui demanda pourquoi on l’avait éjectée de son lycée.
Le temps qu’elle trouve un moyen de tourner la réponse, sa colocataire fila vers la cuisine en lui proposant une tasse de café. Bah, arrivée là elle avait compris qu’elle pouvait se mettre sa sieste là où le soleil ne pointe jamais. Alors, tant qu’à faire, autant accepter une dose de caféine : ça lui permettrait de garder un aspect à peu près humain…

« Euh, oui je veux bien. »

Elle fit un effort et se leva pour la suivre. Sidney était déjà en train de s’affairer à faire bouillir l’eau. Chris la regarda faire du coin de l’œil, attrapant la boîte de sucre dans le placard. Elle était tout bonnement incapable d’avaler le café nature. Trop amère, imbuvable. Mais avec trois ou quatre morceaux de sucre dans la tasse tout devenait possible.
La jeune fille posa la boîte sur la table, tira une chaise et se posa, se balançant négligemment sur les pieds grinçants du siège. Elle étouffa un bâillement et se décida à parler.

« Pour mon renvoi…la liste est plutôt longue. J’ai fais quelques trucs qui ne rentrent pas vraiment dans le règlement… »

Retards voire absences en cours, prise en train de fumer dans l’enceinte du lycée, bagarres et violences diverses, complice d’intrusion de personnes étrangères à l’établissement – là ça concernait Scott - …

« …Le dirlo a fini par craquer. Pas comme si je m’y attendais pas, hein. Peut-être même que j’ai poussé un peu, plus ou moins consciemment. Je supportais pas vraiment de vivre avec ma mère et son nouveau mec. »

Ça l’avait fait chier d’être séparée de ses potes. Mais elle avait jubilé en sachant qu’elle ne devrait plus partager le toit de ces deux-là. Un mal pour un bien, dans un certain sens.

Sid versait le café dans des tasses tout en commentant la réponse de Chris.

« Oh non, ça me vexe pas, t’inquiète. Tu es même plutôt light : ma mère n’est pas « un peu pouffiasse », c’est tout simplement une des plus belles salopes de notre siècle… »

Elle ne put retenir un petit rire, tout en continuant de suivre sa coloc’ des yeux. Alors comme ça elle non plus ne s’entendait pas avec ses parents… Bah c’était un peu le cas des ados du monde entier, non ?
Tout en lui donnant une tasse, la blondinette lui demanda d’où elle venait.

« Montague, Michigan, nos glorieux Etats-Unis d’Amérique… »

Son ton était plus que sarcastique.

« Une petite ville à la con et chiante au possible. Encore si on avait vécu à Détroit je me serais moins emmerdée…mais bon. »

Après avoir noyé trois sucres et demi – très important le demi-sucre en plus – dans son café, elle pu en boire une gorgée sans grimacer. Pas de lait pour elle.

« Toi tu viens au moins du même continent, vu ton accent… »

Ce n’était pas une critique. Si Chris parlait aussi bien le français c’était tout simplement parce que son père avait passé une partie de sa vie là-bas avant de rencontrer la connasse qui deviendrait sa femme… Il le parlait couramment, sans accent, et s’était appliqué à l’apprendre à ses enfants même si leur mère trouvait ça « totalement inutile vu que l’anglais est la langue la plus parlée après le mandarin ».
Réflexion à la con.

« Si tu rames trop en français je te filerai un coup de main. »

*Merde !*

Elle n’avait pas pu se la fermer, hein ?! C’était sorti tout seul, comme si elle se trouvait face à un pote de toujours. Voilà ce que ça donnait quand elle avait la tête dans le cul. Elle baissait sa garde. Elle se faisait baiser.
Bon, maintenant se taire. Fermer son bec avant de sortir d’autres conneries. C’est qu’elle l’avait presque mise en confiance la petite Sid, avec ses faux-airs de mec et sa façon de vous faire oublier qu’elle est une minette. Un peu comme Christina. L’ironie du sort… Mais elle restait un danger potentiel dans l’inconscient de l’adolescente. Et dans le fond elles ne savaient pas grand-chose l’une sur l’autre, à part qu’elles partageaient la même chambre, pour le meilleurs et pour le pire…

« Breeeef… Ouais, donc toi t’es d’où ? »

Enchaîner. Ne pas s’arrêter sur le cailloux qu’elle s’était elle-même balancé dans la chaussure. Et la faire parler, ce qui lui laisserait le temps de réfléchir avant de rouvrir sa grande gueule.

Darling.
Ouais mais non.
Sidney se moqua d’elle gentiment. Bon, au moins elle ne venait pas de prendre sa proposition au sérieux. Tant mieux : elle ne s’imaginait pas passer du temps avec elle, près d’elle. Du moins pas plus que nécessaire. Elle but un peu de café pour cacher le frisson que cette pensée avait provoqué en elle. Ouais, elle était franchement fatiguée et vulnérable. Et elle détestait ça.

Miss Greenpeace lui avoua être Américano-canadienne.
Bingo.
Mais même si elle avait vu juste, Chris n’avait aucune gloire à en retirer. Cette nana n’aurait pas pu être espagnole avec un accent pareil.
Elle n’était jamais allée au Canada ou au Québec. En fait elle n’était jamais allée plus loin que les sorties scolaires. Au temps où ses parents étaient encore ensemble, la famille manquait cruellement d’argent. Les vacances c’était à la maison du lac, chez sa tante, à se baigner dans une eau dégueulasse tout en se faisant agresser verbalement par les pêcheurs parce qu’ils faisaient fuir les poissons. Ce qui ne faisait qu’énerver Adrian qui en rajoutait une tonne pour les faire chier à mort.
Sortir du comté, de l’état, voire même du pays avait été un rêve irréalisable.
Maintenant elle aurait eu les moyens. « Beau-papa » aurait tout fait pour lui faire plaisir, surtout devant sa mère. Mais la jeune fille n’avait eu qu’un seul souhait : se casser de la maison.
De toute façon ses rêves de voyages étaient morts bien avant. Avec une partie d’elle-même.

« Je connais pas le Canada. Paraît qu’on y crève de chaud l’été et qu’on se pèle les couilles en hiver. J’en sais pas franchement plus que ce qu’on en dit dans les bouquin. »

Et pour ce que ça l’intéressait…
Se redressant sur sa chaise, elle scruta plus attentivement Sid. Même avec ses tendances anticapitalistes et sa « tomboy-attitude » affichée, elle avait l’air d’une nana calme et sans histoires. Et la manière dont elle avait pu atterrir au Dahlia Noir intrigua soudain Christina plus qu’elle ne l’aurait voulu.

« Quel crime atroce as-tu commis pour te retrouver ici ? On est loin de la maison là. Soit tes parents voulaient se débarrasser de toi, soit tu fantasmais sur la pension en école. »

Un petit rire grinçant s’échappa de sa gorge, et elle but deux autres gorgées de cet agressif liquide noir. Équitable ou pas, le café avait toujours la pêche…surtout pour vous démonter l’estomac, avec ou sans sucre.

« Attention, je dis pas que c’est mal de vouloir aller en pension, hein. Dans un sens j’en avais quand même envie…même si elle n’avait pas un instant songé à la vie en communauté que ça impliquerait…et si c’était ton choix je le respecte. »

De toute manière, elle se doutait quelque part que la blondinette se foutait pas mal de son avis sur la question, vu la façon inébranlable dont elle tenait ses convictions.

« Mais si c’est pas le cas, je t’avouerai que je suis curieuse de savoir quel raison tes parents ont trouvé pour t’expédier à perpète-les-oies… »

Intérêt qui, cette fois, était non feint et totalement sincère.

Une activiste.
Elle avait tapé dans le mille. Étouffant un sourire à l'énumération des récriminations des parents de Sid, Chris l'écoutait attentivement, plutôt amusée. Oh elle l'imaginait très bien dans des manifs, à gueuler que le système était pourri, faisant de grandes déclarations humanistes aux flics qui finissaient par embarquer les fauteurs de troubles – dont elle.
Pas étonnant qu'une famille d'un certain standing financier considère cette nana comme une épine dans leur royal plante de pied... Ouais.

*Pacifiste ou à peu près, mais une sacré emmerdeuse, certainement.*

Un léger sourire en coin se dessina sur ses lèvres. Ce n'était pas vraiment péjoratif pour le coup. Plus leur conversation avançait et plus Sidney gagnait en sympathie à ses yeux. Étonnant, mais pas désagréable.

« Tu dois avoir les boules de plus voir tes potes... »

Elle savait l'effet que ça faisait. Elles avaient au moins un petit point en commun.
La blondinette avait fini d'avaler son café et posa sa tasse dans l'évier, plus ou moins en équilibre sur la pile de vaisselle.
Lorsqu'elle reprit la parole, Christina se crispa légèrement. En même temps ça finissait toujours par tomber...les gens ne pouvaient pas se contenter de ce qu'ils avaient sous le nez sans poser de question après tout.
La jeune fille soupira, retrouvant son air mi-blasé, mi-fatigué, et lui tendit sa tasse.

« J'en veux bien un autre, oui. »

La tasse à nouveau remplie et ramenée sur la table, elle s'appliqua de nouveau à y noyer les sucres, morceau par morceau. Elle ne se pressa guère, gagnant du temps avant de répondre, puis eut un petit rire cynique.

« Imagine le tableau. Ma mère, « Miss Perfection et Féminité » en personne. Pour sûr qu'elle était verte... »

Furieuse aurait été plus juste.
Son ton de voix changea, tentant d'imiter une pouffiasse nasillarde.

« Après tout ce que j'ai fait pour toi ! Espèce d'ingrate, tu me fais honte ! »

Elle avait l'air d'en rire, mais au milieu des souvenirs elle sentait encore la douleur cuisante qu'elle avait ressenti quand cette pétasse lui avait collé une claque magistrale. Son père n'avait rien dit, rien fait pour la défendre. Il s'était contenté de passer la voir dans sa chambre après l'incident, lui caressant gentiment le dos alors qu'elle pleurait dans son oreiller – elle connaissait encore les regrets à cette époque. Son pauvre père avait toujours manqué de couilles.

« Bref. Ça m'arrange bien qu'on me prenne pour un mec : au moins comme ça on vient pas me faire chier. Tu vois, c'est habillée en nana que j'ai l'air travestie. »

Triste mais vrai. Sa daronne en avait fait des efforts pour la transformer en petite fille modèle. Mais que voulez-vous, quand Dame Nature elle-même est contre vous, toutes les robes, nattes, et babioles du monde ne peuvent rien changer. Ça n'avait servi qu'à la rendre plus ridicule encore. Les filles se moquaient d'elle, les garçons la regardaient comme une bête curieuse. Elle en avait chié plus que son compte des brimades et regards de travers. Et si vous pensez que c'était parce que « les enfants sont cruels entre eux », il faut savoir que les adultes n'étaient pas en reste. C'était d'ailleurs les remarques des autres mères qui rendaient celle de Chris absolument folle.
Son regard s'était un peu durci quand elle le planta dans les yeux verts de Sid.

« Et évite les comparaisons foireuses avec les travelos. Je déteste qu'on me balance dans un tiroir. Je suis une fille, à cent pour cent. C'est pas parce que je le revendique pas à la face du monde en m'habillant comme une pouffe, ou que la plupart des gens sont trop cons pour comprendre ce qu'il ont sous les yeux, que ça remet en question ce que je suis. »

Et elle ne rigolait pas. Jamais, sur ce sujet.

« Compris ? J'aimerais que ça se passe à peu près bien si on doit cohabiter toute l'année. Mais je garantie pas que ce soit le cas si tu t'amuses à ce genre de remarque... »

Ce n'était pas de la menace.
Juste l'énonciation d'une grande vérité. Elle se connaissait bien, et elle n'avait pas envie de péter un plomb bêtement simplement parce que la miss en face d'elle avait une trop grande gueule. C'était à cause de commentaires de ce genre qu'elle évitait tout être de sexe féminin.
Les mecs étaient plus faciles à aborder. Soit ils ne posaient pas vraiment de question et elle s'en faisait rapidement des amis, soit ils se foutaient d'elle et la provoquaient et elle n'avait qu'à leur coller son poing dans la gueule une bonne fois pour toute. Mais les filles étaient bien plus mesquines en général. Méchantes, sournoises. Elles évitaient de la regarder dans les yeux pour mieux lui balancer un couteau dans le dos ou la voyaient comme une sorte de monstre écœurant.
Bande de salopes.
Sidney avait réussit un moment à lui faire baisser sa garde, mais elle s'était aventurée en terrain délicat, la mettant de nouveau sur la défensive.

No problemo…

*Je t’en foutrai du « no problemo » moi…*

Chris n’espérait qu’une chose : que Sid était sincère et qu’elle se tiendrait à ce qu’elle disait.
De toute façon elle avait déjà dévié la conversation. Soit cette fille glissait sur tout, soit c’était une pro de la gaffe et elle avait l’habitude de foutre les pieds dans le plat. Elle avait envie de la croire quand elle disait qu’elle n’avait pas voulu la vexer. Elle voulait la croire. Mais elle n’y arrivait pas. Pas pour le moment. Certaines choses étaient trop profondément ancrées. La jeune fille lui laissa donc les rennes de la discussion, préférant penser à autre chose.
Ah, le dirlo…

« O’Connell ouais… J’avoue que j’en reviens pas qu’il soit directeur de l’école. Mais à mon avis il est moins laxiste qu’il en a l’air. J’sais pas, j’le sens pas ce type. »

De toute façon elle ne faisait jamais vraiment confiance à personne. Alors à un adulte qui se tapait sa secrétaire limite sous le nez des élèves…

« C’est pas tant le fait qu’il baise dans son bureau aux heures ouvrables, hein. Je veux dire, j’me fous de ce qu’il fait de sa queue. Mais vis-à-vis des élèves, c’est pas correct. »

Et encore, elle était gentille en disant ça. Surtout qu’elle avait peut-être une morale différente de beaucoup, et qu’en plus il lui en aurait fallu dix fois plus pour perdre un œil.

« J’te jure, j’aurais pu crever à sa porte qu’il s’en serait à peine rendu compte. Sa secrétaire a l’air bien conne, mais au moins elle est un minimum consciencieuse. »

Christina finit sa tasse et se rencogna contre le dossier, se remettant à balancer sur sa chaise. Sidney avait sorti un sac de noix du placard et lui demandait si elle n’était pas allergique. Pourquoi ? Elle comptait lui en proposer, comme sa verdure douteuse de tout à l’heure ?

« Je suis allergique à rien, pour ce que j’en sais… »

«Ni aux animaux..?»

Elle bugga un instant.
De quoi ?

« Hein… ? »

Vivants ? Morts ? Crus ? Cuits ?
C’était quoi cette question ?! Les animaux n’étaient pas autorisés dans le dortoir. Elle commença à jeter un regard suspicieux à sa colocataire. Vu le profil de l’individu, elle aurait sans doute été capable de cacher une baleine dans la baignoire pour la protéger des pêcheurs japonais…

« Tu veux dire…que t’as une bestiole cachée ici ? »

L’adolescente n’était pas plus allergique aux animaux qu’au reste. Elle les aimait bien, pour la plupart. Mais elle savait que des tarés trimballaient des mygales ou pire encore. Et même un chien n’était pas forcément rassurant : entre le roquet qui vous pourrit avec ses aboiements incessants ou le rottweiler dressé à tuer sur un simple ordre en allemand…

Chris suivit des yeux Sidney pendant que cette dernière se dirigeait vers son coin à elle. Elle n’aurait trop su dire si elle était contente ou prudente. Peut-être se demandait-elle si elle n’allait pas hurler devant la « bête ».
La blondinette ouvrit son placard, puis une cage – certainement- et revint en portant avec précaution une boule de poils…qu’elle lui colla dans les bras.

« Un lapin…merci, ça va, j’en ai déjà vu, je sais reconnaître ces machins quand même… »

Mais elle aurait peut-être pu éviter de le lui refiler. Malgré ses affirmations sur la bonne tenue de sa bestiole, on n’était jamais à l’abri d’un pipi dû au stress.
Christina attrapa donc « Philippe » - puisque c’était son nom – à bout de bras, le soutenant sous ses petites pattes avant, et l’examina d’un œil pas réellement convaincu.
La pauvre bête la regardait avec de grands yeux, certes, mais elle y voyait plus une exorbitation de frayeur qu’un regard dégoulinant à la Walt Disney. Après examen minutieux elle le posa sur la table, plongea sa main dans le sachet de noix, et lui en colla quelques-unes à portée d’incisives. Bon, après tout ce n’était qu’une grosse peluche…qui bouffe et qui chie, mais une peluche quand même.

« T’inquiète, j’irai pas te vendre. Je m’en fiche de ta bestiole, tant qu’elle pisse pas sur mes affaires et qu’elle grignote pas mes fringues. »

L’adolescente caressa gentiment l’animal, qui avait l’air de trouver ça plus flippant que réconfortant, et jeta un œil à Sid.

« Et tu l’a récupéré où ce machin ? T’as braqué un labo d’expérimentation animale ou t’as fait comme les gens normaux et tu l’as acheté dans une boutique ? »

Oui elle était quelque peu ironique, mais rien de bien méchant.
Et puis finalement la présence de cet autre « colocataire » - ben oui dans un sens – la détendait un peu. Au moins il attirait l’attention sur lui, et en plus c’était un p’tit mec. Que rêver de mieux ?

« Quand j’étais petite on avait un chien. Un vieux machin que mon père avait récupéré dans les poubelles d’un restau. Jack. Il ressemblait à rien mais il était marrant. Ma mère le détestait : il devait pas assez faire « bon genre » pour elle. »

Le corniaud en question les avait mordus plus d’une fois, elle et son frère. Mais elle ne se rappelait que des bons moments. Quand on est gamin on oublie les écorchures.
Chris regardait Mister Philippe qui, un peu moins effrayé, s’était mis à manger les noix qu’elle lui avait données. Il finit même par prendre confiance et se retourna, trouva le sachet, et mit carrément sa tête dedans. Elle laissa échapper un petit rire.

« Fais gaffe, t’as de la concurrence sur la bouffe bio ! »

Cette fille était folle.
Gaga devant un rongeur à peine cérébré qui avalait ses noix – oui, celles qui lui faisaient vendre des bracelets en chanvre aux touristes. Chacun ses petits plaisirs après tout : Chris n'était pas totalement stupide et se savait terriblement mal placée pour juger qui que ce soit. Et puis elle préférait encore se coltiner un alien – parce qu'il n'y avait pas d'autre terme, fallait pas se voiler la face non plus – dans le genre de Sidney qu'une pouffe ordinaire. Peut-être survivrait-elle à cette année finalement.
Mouais...

« Très bel élan maternel. Mais je souhaite à tes gosses moins de poils sur la gueule et des oreilles plus courtes. Sinon ils vont en chier à l'école ! »

Ses lèvres s'entrouvrirent sur un petit sourire moqueur.
L'air de rien elle appréciait cette légèreté de ton. Sa colocataire était...rafraîchissante. Oui, c'était une bonne définition pour l'aura qu'elle dégageait. Ok, un peu énervante – forcément pour une fille – et bien trop grande gueule. Mais elle sortait du lot. Ouais, Christina aimait côtoyer les marginaux. Les gens bien pensants avaient bien trop d'excuses pour critiquer tout ce qui sortait de l'ordinaire. Les timbrés, eux, ne jugeaient pas aussi vite.
Il lui faudrait du temps, mais elle se plut – l'espace d'un infime instant – à croire qu'elle pourrait s'habituer à la présence de ce petit lutin vert. Faire un effort...

« Bon, si ça te gène pas je vais prendre une douche vite fait...elle désigna le lapin du bout du doigt...Ne fais pas de folies avec Philippe. »

Amusée, elle se leva et fila vers la salle de bain.
La fatigue n'était pas le seul résultat de son escapade. Elle venait en lot avec un mal de tête et toute une panoplie de courbatures. Au départ elle comptait simplement se jeter dans les bras de Morphée sans préliminaires et se plaindre plus tard. Mais avec les deux tasses de café qu'elle venait de s'enquiller, pour « créer des liens amicaux » avec Sidney, elle pouvait faire une croix sur ses projets.
Il lui avait fallu à peine quelques secondes pour se déshabiller, et c'est avec un plaisir certain qu'elle sentit l'eau brûlante couler sur sa peau. Un truc ancestral, la chaleur, pour délasser les muscles. Un peu de magie dans ce monde si terre à terre. Voilà qu'elle devenait philosophe à présent : elle était vraiment naze.
Elle dû bien rester un quart d'heure sous l'eau. Ses préoccupations étaient bien loin de la sauvegarde de la planète. Elle voyait les choses à son échelle. Du moins les choses « réelles ». La vie sexuelle des ours polaires, elle s'en foutait pas mal. Pour ce qui était des « autres choses », impalpable, voire inconcevables pour certains, là elle voyait loin. Bien plus loin que la plupart des gens. Elle n'avait peut-être jamais voyagé à travers le monde, mais elle s'était rendue là-bas. C'était une expérience différente..

L'être qui se décida à sortir de la salle d'eau avait une apparence approximativement humaine. Les yeux mis-clos, enroulée dans une serviette de bain qui avait été blanche un jour, en pilotage automatique, la jeune fille se dirigea vers son placard.
Chris venait de se vider la tête. Au propre comme au figuré. Elle aurait presque pu en oublier qu'elle n'était pas seule dans sa bulle mais qu'il y avait une...non deux paires d'yeux qui la suivaient. Qu'est-ce qu'elle y pouvait si elle était capable de sentir quand on la regardait ? Sûrement une tare chez les gens suspicieux ça...
Elle ouvrit le battant, veillant à le mettre entre elle et son publique composé de deux rongeurs. Dans certains cas elle se découvrait une pudeur incroyable. C'en était risible. De toute façon ça lui prenait à peine une minute de s'habiller : elle pouvait le faire les yeux fermés. Tout simplement parce qu'elle prenait ce qui lui tombait sous la main. Là ce furent une chemise blanche, basique, et un blue-jean coupe droite. Une fois présentable elle claqua la porte du placard et finit de se sécher la tête avec sa serviette. Non, elle n'allait pas prendre plus de temps que ça.

« Putain j'en avais vraiment besoin... »

Et c'était pas peu dire. Elle pendit la serviette humide à la poignée et ouvrit le deuxième tiroir de sa commode. Elle en sortit une boîte d'aspirine. The truc indispensable pour pouvoir mener une vie correcte, d'après elle. Deux des comprimés furent avalés sans eau, et la boîte repartit là d'où elle venait.
Christina savait que dans quelques minutes elle se sentirait mieux. En attendant elle savait patienter. Elle s'assit un instant au bord du lit, se massant les tempes. Les manches de sa chemise étaient retroussées jusqu'au coude et elle n'avait pas fermé les quatre premiers boutons de son col. C'était qu'il faisait chaud. Et puis elle était sur son petit bout de territoire perso...
Mais du coup ses cicatrices étaient à présent clairement visibles. A moins d'être une taupe.

Magie des petites molécules acheminées par le sang et venant se caler dans les récepteurs neuronaux. De façon barbare, on pouvait décrire ça comme de la colle pour boucher les trous par lesquels passe la douleur. C’était plus joli en version scientifico-poétique finalement.
Pendant que Chris rêvassait sur l’action de l’acide acétylsalicylique – aspirine, pour les incultes - Sid était en train de s’acharner sur des fils de couleur. Ça devait être comme ça qu’elle fabriquait ses fameux bracelets. Sûrement amusant à faire. Elle se dit que lorsqu’elle en aurait le courage – ou plutôt si elle en avait le courage un jour – elle lui demanderait de lui montrer… Comme ça, par curiosité.
Mais les mains du petit lutin vert s’étaient arrêtées.

«Est-ce trop indiscret si je te demande les circonstances de ça ?»

La jeune fille dut reconnecter ses trois neurones, la regardant un instant sans comprendre. Pourtant le geste de sa colocataire était sans équivoque. Machinalement elle passa une main sur ses cicatrices, baissant les yeux.

*Oh que oui c’est indiscret. C’est pas tes affaires bordel !*

C’était ce qu’elle avait envie de lui répondre. C’était ce qu’elle répondait d’ordinaire aux quelques curieux qui osaient poser la question. Mais c’était ce genre de réponse qui intriguait d’autant plus les gens, créait les rumeurs, et lui apportait des emmerdes. Et celle qui était intriguée, là, tout de suite, n’était pas une élève lambda, mais celle qu’elle allait devoir côtoyer pour un bon moment.
Autant éviter qu’elle se fasse des films. Ça lui épargnerait peut-être qu’elle aille raconter des conneries sur Christina, même si elle doutait que ce soit le genre…mais elles ne se connaissaient pas encore assez pour qu’elle lui fasse entièrement confiance.

« Rassure-toi, je ne suis ni suicidaire – faux – ni violente – pas tout à fait vrai. C’est juste le petit souvenir d’un accident très con… »

Elle aurait aimé pouvoir dire « con » dans le sens de « débile » ou « anodin ». Mais ça avait été « mortellement con ». Injuste, dégueulasse.
Et des « petits souvenirs » elle en avait tout un catalogue, gravé de façon éparse sur sa peau. Un peu comme ces cartes de territoires imaginaires dans les romans de fantasy. Du moment que Chris était habillée elles étaient toutes dissimulées, sauf celles à son poignet et à son cou – celles qu’elle cachait d’ordinaire plutôt soigneusement.

« Les cicatrices étaient trop moches pour s’estomper. On m’a proposé de faire de la chirurgie esthétique pour les enlever, mais paraît que ça marche qu’à cinquante pour cent… »

En réalité ce n’était pas le taux de réussite qui l’en avait dissuadée – elle aurait tout fait pour se débarrasser des témoignages du jour de sa « mort » - mais tout simplement le fait de devoir se faire opérer. Les hôpitaux, les médecins, les médicaments… Non, elle avait passé trop de temps là-dedans, beaucoup trop. L’idée d’y remettre les pieds la terrifiait.
Même lorsqu’elle prenait de l’aspirine – comme elle venait de le faire – elle avait un goût amer en bouche. Seul le fait de savoir que ça lui faisait du bien lui permettait d’avaler ces comprimés. Les rappels de vaccins, les passages à l’infirmerie étaient chaque fois des moments pénibles, qu’elle traversait dans un état proche de la tétanie.
Elle se passa les mains sur la figure pour se reprendre et chercha quelque chose vers quoi détourner ses pensées. Philippe, qui passait par là, se vit happé par deux mains avides et se retrouva sur la couette, tremblant comme une feuille tellement tout s’était passé trop vite pour son petit cerveau de lapin.

« Qu’est-ce qu’il est trouillard celui-là ! Eh, Mister Phil, va falloir t’habituer à ma présence maintenant. »

Oui elle avait changé de sujet.
Non elle n’avait pas envie d’en dire plus sur elle pour le moment.
Elle évitait pour l’instant de regarder Sidney. Pas envie de croiser son regard. Pas envie qu’elle y lise ce que ses souvenirs avaient ravivé en elle. Pas envie de se montrer vulnérable.
Chris taquina donc avec application ce pauvre rongeur qui n’avait rien demandé. Elle eut un arrêt, comme si l’idée du siècle venait de germer dans sa tête.

« Attends voir… »

Se penchant sur son sac, elle l’ouvrit et se mit à le fouiller, balançant ses affaires par terre sans ménagement. Quelques stylos, un cahier, un bouquin de maths, son briquet, un paquet de biscuits, une bouteille d’eau, un de ses foulards, quelques feuilles volantes, un paquet de clopes, un peu de liquide…

« Ah, le voilà ! »

Presque triomphante, elle se redressa, tenant un bâtonnet plutôt moche et à moitié mâchouillé du bout des doigts. La jeune fille le tendit au lapin qui, après quelques secondes d’hésitation, s’en empara en commença à se faire les dents dessus.

« J’étais sure que t’allais kiffer…elle se tourna enfin vers Sid, un demi-sourire aux lèvres, désignant Philippe…bâton de réglisse. »

Philippe semblait se détendre un peu.
Enfin de l’avis de Christina, mais elle n’était pas experte en petites bêtes poilues. Peut-être qu’il frôlait la crise cardiaque au contraire : avec un rongeur affolé on ne pouvait jamais être sûr.

«Au fait, tu vas faire quoi à la fin de l’école ? This summer je veux dire…»

Elle avait cru un instant qu’elle la questionnait sur ce qu’elle voudrait faire après le lycée. Il lui aurait été difficile de répondre vu qu’elle ne voyait pas aussi loin. Carpe Diem… L’application à la lettre était sans doute un peu extrême, mais ça lui convenait comme ça.
L’été en revanche était déjà là…

«Parce que hein, déjà en période d’exams et ça pas l’air d’être trop fun chez toi. Moi, d’ailleurs, j’suis déjà en recherche d’un job. Un vrai», je fais, en jetant un regard insistant sur mon collier de chanvre. «Parce que c’est pas avec ça que tu te paies un appart’. J’dois vendre ces machins 15-20$ mais ça m’coûte 5-15 $ de matos, you know. Et j’en vends pas de masse déjà alors t’imagines ?»

Effectivement, la jeune fille ne souhaitait pas particulièrement rentrer là-bas. Aucun de ses amis ne serait dans le coin – vu qu’ils seraient partis en vacances – et de toute façon sa génitrice ne l’avait certainement pas prévue au programme de son road-trip des destinations les plus branchées du moment. Et beau-papa Stein n’avait pas assez confiance en sa belle-fille pour lui laisser la baraque pendant un mois ou deux. Dommage : elle aurait pu y organiser de ces fiestas !
Quand à aller chez son père… Oh, elle irait y passer une petite semaine, comme tous les étés depuis le divorce. Mais pas plus. D’une part parce qu’il était déprimé et déprimant, d’autre part parce qu’il avait à peine les moyens de s’entretenir tout seul. Alors nourrir sa fille en plus sur une trop longue durée…c’était tout simplement pas possible. Ajoutez à cela que même si maman salope ne comptait pas s’occuper de sa fifille adorée, elle n’accepterait certainement pas de la laisser à son père plus que le temps imparti par le juge.
Connasse.

« C’est sûr que ça doit pas rapporter des milles et des cents ton petit commerce. »

Ouais.
Chris aussi avait pensé au job. Pour rester ici. Mais l’internat fermait à cette période de l’année, donc impossible d’y loger pépère. C’était en partie pour ça qu’elle traînait pas mal à Clintmoor en ce moment, quitte à faire le mur le soir quand elle pouvait pas y filer en journée. En fait, au cours d’une soirée – assez sympa et plutôt arrosée – elle s’était fait quelques « connaissances ». Dont un gars qui était cul et chemise avec le garagiste du coin. Elle avait déjà pris contact avec lui. La jeune fille avait quelques talents, dont celui, absolument indéniable, de se démmerder plus que bien en mécanique.
Qu’est-ce qu’on dit ? Merci Adrian !
Bref, le gars lui proposait un vrai job. Il manquait de mécanos, et avec les touristes qui affluaient pendant les vacances il risquait de perdre de la clientèle s’il trouvait pas une solution. Il avait donc accepté de rencontrer Chris deux jours plus tôt – même si franchement il était persuadé que ça servait à rien vu que « les filles sont des incapables qui ont toujours peur de se péter un ongle » - et lui avait posé un défi de chacal : une vieille Plimouth Barracuda de 1972. Belle bagnole, mais piège de merde.
A la grande surprise du patron elle s’en était sortie les doigts dans le nez – fallait pas la prendre pour une débile non plus – et il l’avait embauchée. Enfin, elle commencerait pas avant d’avoir fini l’année : il voulait pas d’ennuis.
C’était pour ça qu’elle était sortie la vieille : pour fêter ça.

« Mouais, j’ai déjà dégoté un job. C’est pas bien au-dessus du salaire minimum, mais j’aurai de quoi louer un truc. Je me débrouillerai en attendant. »

Sous-entendu qu’elle trouverait bien quelqu’un chez qui squatter. Quitte même à faire de la coloc’ par la suite – cette fois au moins elle pourrait choisir avec qui.

« Et pourquoi tu irai pas voir au Vicious Circle. C’est le disquaire au croisement de l’avenue avec la petite rue des friperies. J’me trompe peut-être, mais t’as l’air de t’y connaître un brin en musique. Enfin je dis ça parce que je connais pas beaucoup de nanas de notre âge qui fredonnent des vieux morceaux des Sex Pistols dans leur cuisine. »

Elle se prit à rigoler. C’est peut-être ce qui l’avait inconsciemment convaincue d’entrer tout de même dans la chambre à ce moment-là, malgré la voix irrémédiablement fausse de Sid. Parce que si elle avait été en train de hurler du Célion Dion, pas de doute que Christina aurait fait demi-tour sans même s’en rendre compte.